06/06/2012
"Cri du coeur" Histoire d'une chanson.
Vendredi 20 mai 1960, une ambulance s'arrête devant un studio d'enregistrement à Boulogne-Billancourt, avec une femme sur une civière, Edith Piaf vient pour enregistrer « Cri du coeur ».
Quelques semaines avant, Simone Signoret l'a appelée, pour prendre de ses nouvelles d'abord...
Edith Piaf est à l'hôpital, mais elle n'est pas du genre à gémir sur sa vie fracassée par les accidents (c'est à la suite d'un accident de voiture qu'une infirmière de nuit a surdosé la morphine, créant une dépendance que Piaf trainera toute sa vie) et dans la conversation, elle doit faire état de ses projets, sa vie, c'est la scène. Et Simone lui parle d'une chanson, un texte de Prévert mis en musique par Henri Crolla « Cri du coeur » Depuis quelques années Piaf ne chante plus Prévert car « les chansons sont plus fortes que la chanteuse » dit-elle. Mais Simone est une vieille copine, une amie fidèle dont les avis sont toujours fondés sur un goût très sûr. Et puis Crolla aussi est un vieux copain, de Simone depuis 1940, et d'Edith depuis les années Montand, il y a eu une amitié spontanée entre celle qui chantait sur le trottoir et le gamin qui jouait de la mandoline aux terrasses des cafés chics de Montparnasse.
Il a été immortalisé avec son banjo sur un des piliers de La Coupole.
L'une et l'autre n'ont pas oublié, la gloire venue, la chanson des rues de leur jeunesse, et ils ont aussi en commun une formidable joie de vivre et de rire. Jamais démentie quels que soient les coups dûrs de la vie. Simone Signoret sait que Piaf est très malade, et elle est une des très rares personnes à qui Henri Crolla a confié qu'il est condamné, il n'a plus que quelques mois à vivre. Et même si les choses ne sont pas dites, chacun pressent plus ou moins que c'est un moment à ne pas différer.
Simone a été assez convaincante pour que Piaf accepte d'aller en studio en ce mois de mai, car dans les semaines qui suivent, Crolla doit préparer et tourner « Le bonheur est pour demain » film dans lequel il a un des premiers rôles, dont le tournage était prévu en juin, il se fera finalement en fin d'été, septembre-octobre.
Edith découvre la chanson, (texte dédié à Henri Crolla, dans le recueil « Histoires » 1963) Après plusieurs essais pas très concluants avec l'ensemble qui l'accompagnait, c'est pratiquement en une seule prise qu'Edith enregistre la version définitive, en duo voix guitare avec Crolla. Et avec la Selmer Maccaferri 453, une guitare mythique.
Ensuite, cette chanson est un peu occultée par l'interprétation de Piaf, trop chargée d'émotion, et puis avec les années Yé-yé , 1962-70, c'est un genre qui n'attire pas les amateurs de Dadou-ronron ou Itsi-bitsi petit bikini. Catherine Sauvage l'enregistre, puis Marina Pagano, une chanteuse napolitaine, puis en 1998-99, Françoise Kucheida reprend la version Piaf, tant dans la forme que dans les arrangements guitare. Grâce à elle, Crolla revient dans l'actualité, depuis 1960, il avait été un peu oublié sur le plan musical.
La première nouveauté arrive avec Hervé Vilard, en 2002, dans son album consacré aux poètes (Cri du coeur, titre de l'album, est la chanson qui termine l'album) qui en fait une version très différente, inspirée de celle de Catherine Sauvage, très enlevée, et sans doute très proche de l'esprit de Prévert, qui était plus dans l'idée de faire un bras d'honneur au malheur plutôt que gémir sur les avanies de la vie. On découvre aussi dans ces années 2000 des versions par une chanteuse anglaise, et une chanteuse québécoise Léo Munger.
La dernière version, une des plus intéressantes est celle d'Aline de Lima, qui donne une couleur plus nuancée au texte de Prévert, avec une sorte de touche de blues brésilien, grave et tendre à la fois, à noter que cette jeune femme d'origine brésilienne porte les mots avec une profondeur et une sensibilité exceptionnelles, en voici deux versions
- version album
- et très belle version live cathédrale duo Aline de Lima : voix & guitare, Tarcisio Gondim : cavaquinho
http://www.youtube.com/watch?v=EmShroy2USY (Plus disponible en 2015 sur youtube)
Voici les pochettes, avec le tournesol de Doisneau, clin d'oeil au petit soleil de la ¨Porte d'Italie.*
et les plus récentes :
* Le petit soleil de la Porte d'Italie, c'est comme ça que Prévert appelait Rico, Riton, puis Henri Crolla, avec un passage par Millepattes en raison de l'agilité de ses doigts sur la guitare. Crolla signera souvent avec un petit soleil... Le texte"Cri du coeur" a été écrit pour Edith Piaf, et la chanson déposée à la Sacem le 13 Février 1958.
Norbert Gabriel
et pour en savoir plus http://www.alinedelima.com/
Un regrettable oubli dans les interprètes de "Cri du coeur" Magali Noêl dans son album spectacle "Prévert 96-Soleil blanc" avait ouvert l'album avec la "Chanson des cireurs de souliers" première composition de Crolla pour une chanson (destinée à Montand, et qui sera à l'origine de leur rencontre et de leur amitié) et dans cet album, il y a " Cri du coeur" dans une version jazzy réarrangée par Herve Sellin, assez loin de la version originale, ce qui explique que je l'ai involontairement occultée.
En revanche la "Chanson des cireurs de souliers" est très fidèle à l'original.
19:24 Publié dans Blog, Musique | Lien permanent | Norbert Gabriel | Commentaires (8) | Tags : henri crolla, edith piaf, prévert, aline de lima, hervé vilard, françoise kucheida, marina pagano, léo munger, selmer maccaferri, cri du coeur | | | Facebook | Imprimer | |
29/03/2012
Chanter le blues, la vie en rose, la vie en blues ...
Le 8 mars 1946 , en Suisse, chez Gilles, pour une émission de radio Suisse Romande, Edith Piaf enregistre « Dans ma rue » une chanson très bluesy, qui ne sera disponible sur disque qu'en 1958; parmi les raisons, il y a les 5'39 qui excédaient le format 78 T pour expliquer ce différé. Il y a aussi le fait que c'est un enregistrement public, moins léché que les produits studios, il a causé la mise en veilleuse de cette chanson revenue dans l'actu début des années 2000, avec les rééditions systématiques des enregistrements ayant passé des 50 ans en droits DRM. D'autre part, le piano-voix intimiste (avec une contrebasse assez discrète) n'était pas dans les us et coutumes de l'époque où le disque se faisait obligatoirement avec orchestre. Brassens sera le premier à imposer des disques guitare-voix en 1952-53.
On peut remarquer le phrasé jazzy de Piaf, très inhabituel dans son style qui a tendance à accentuer les finales « La fille de joie est tris-TE... » alors qu'un léger décalage façon jazz « La fille de joie est tris ..t'.. » serait plus léger et plus sensible
« Dans ma rue »
http://www.youtube.com/watch?v=btN78u9XX4s
Dans la même séance, on trouve « J'ai dansé avec l'amour » dans la même approche jazz-swing... mais avec un phrasé plus classique Piaf.
« J'ai dansé avec l'amour »
http://www.youtube.com/watch?v=9spjtoKUqII
Dans ces années 40-45, Piaf a chanté assez souvent dans une ambiance jazz/big band, ensuite, elle est revenue au classique français, en raison d'un effet de mode américaine qui allait s'essoufler selon elle, (ce qu'elle dit à Montand en 1945-46)
« Dans ma rue » est un des rares exemples de ce style 'à la Brassens' qui savait alléger les finales en décalant jazzy … avec l' élision systématique du « e » final, ce qui n'est pas une nouveauté, la preuve par Ronsard, qui écrit : « Quand vous serez bien vieille, au soir, à la chandelle »
mais qu'on prononce :
« Quand vous serez bien vieill’, au soir, à la chandell’ »
Imaginez un peu « Quand vous serez bien vieil-leu, le soir à la chandel-leu.. » ça sonne moins bien et on a du pied surnuméraire..
(Il y a 2 ou 3 ans, un chanteur français a beaucoup sévi en play list d'Inter, avec « le soleil-LE, dans le ciel-LE, sur le por-RE... où il y avait en plus « un mirador-RE ») Est-ce bien raisonna-BLEU ..?)
On a le même exemple avec une chanson de Trénet « La folle complainte » que Trénet interprète avec une rigidité étonnante, par exemple, pour respecter la métrique il dit « … hier soir-re » alors que Barouh ou Higelin étirent un temps « hier..soi-oir » en évitant la lourdeur du « re »
Dans « J'ai dansé avec l'amour » (chanson du film Montmartre sur Seine, en 1941) l'extrait du film montre clairement que l'accordéoniste (Henri Vidal) fait de la figuration, c'est un big band jazz qui l'accompagne, et probablement pas les musiciens qu'on voit à l'image. Mais dans cette période, Piaf a plusieurs chansons très rythmées jazz (surtout quand c'est Robert Chauvigny au piano qui l'accompagne plutôt que Marcel Bonel l'accordéoniste qui la ramène au très classique phrasé français qui alourdit les finales parfois jusqu'à la caricature. D'ailleurs on pourrait faire un tour dans l'environnemment musical de Piaf, qui semble avoir été très dominé par l'accordéon de Bonel, il y a eu un excellent guitariste, Jacques Liébrard, totalement 'absent' dans les enregistrements avec Piaf, il est confiné à la rythmique discrète, alors que quelques années plus part, avec Gréco, on découvre un guitariste exceptionnel, de la classe de Crolla ou de Barthélémy Rosso.
Parfois on peut les confondre, Liébrard et Rosso ont très largement suivi la trace de Crolla, dans ses accompagnements avec Montand. Dans un album de Jean-Claude Pascal (qui avait demandé à Crolla de l'accompagner), on pourrait s'y tromper tant Mimi Rosso joue 'à la Crolla'...
Pour mémoire, et pour revenir à Edith Piaf, il y a l'exceptionnel «Cri du coeur » (Prévert-Crolla) enregistré dans des conditions particulièrment chargées (1960, quelques mois avant la mort de Crolla) un des rares, peut-être le seul enregistrement de Piaf en guitare-voix, ou presque, avec Crolla à la guitare, la mythique Selmer Maccaferri 453. Cette chanson 'Cri du coeur' a été tellement marquée par Piaf, que personne ou presque n'a osé la mettre à son répertoire (sauf Catherine Sauvage) il faut attendre 1998 pour que Françoise Kucheida l'interprète, dans le style Piaf. Mais c'est Hervé Vilard, en 2003 ou 2004 qui en fait une des versions les plus intéressantes, et sans soute plus près de l'esprit Prévert, en l'interprétant avec plus de légèreté, en faisant une sorte de bras d'honneur au malheur, malgré tout !
(mais en 1960, avec Crolla condamné à brève échéance, Piaf très malade qui va au studio en ambulance, l'ambiance était moins à la rigolade... )
Version Piaf-Crolla
http://www.youtube.com/embed/gcMtFa7so0c
Version Hervé Vilard
http://www.deezer.com/fr/music/herve-vilard/cri-du-coeur-...
et écoutez bien la toute dernière seconde..
En ce qui concerne Edith Piaf, sur sa vie d'artiste, de chanteuse, tout ce qu'elle a écrit, chanté, testé, refusé, avec dates et références, un seul livre à consulter, le plus complet :
« Piaf »
de Pierre Duclos et Georges Martin (Le Seuil 1993)
On a aussi un très bon chanteur de blues, en plus de ¨Michel J. c'est Jehan, dont l'album
« La vie en blues » est superbement construit. (chez Didier Pascalis Tacet.)
Très bel album qui met une touche de blues spirit dans 14 pages de la chanson francophone. On les connait presque toutes par coeur, ces chansons, et pourtant c'est une re-découverte, en particulier cette émouvante Marie-Jeanne* (Ode to Billy-Jo ) dont toute l'énigmatique ambiance est parfaitement rendue par Jehan. Mais on ne sait toujours pas pourquoi Marie-Jeanne Guillaume s'est jetée dans la Garonne...
On peut aussi remarquer que Jehan sait entrer dans le blues sans effet tapageur ni artifice, il est dans le blues comme ces old singer de la Louisiane qui n'avaient pas besoin d'autre chose qu'une vieille guitare et un harmonica pour vous prendre à plein coeur et vous emmener dans leurs ballades entre mi-rage et mi-rêve, dans un train qui prend son temps pour traverser la vie, comme celui de Félix Leclerc, ce fameux train de Ste Adèle qui a révélé à un jeune chanteur une certaine idée de la chanson, Ricet Barrier, que le train de Ste Adèle a envoyé sur les chemins de Montaligère, et d'un putain d'métier... Balladin pour « Chanter à tue-tête, Bahia, Toulouse, le lac St Sébastien, dans une valse à Milteau » pleine de sensualité et de sensibilité.
L'art de l'interprète est de faire revivre des chansons et de donner à entendre des nuances différentes, Jehan excelle dans cet exercice, autant que dans le choix des auteurs qu'il a invités dans sa vie en blues, un blues mis en paysages sonores par Thierry Garcia dans ce voyage de chansons dont chacune est une perle.. Pour des raisons personnelles, et l'admiration inconditionnelle que je porte à Nino Ferrer et Jean -Roger Caussimon, deux joyaux : « Pour oublier qu'on s'est aimés » de Nino Ferrer et « Les belles nuits» de Caussimon
« La vie en blues » de Jehan, chez Tacet.
Il y a quelques jours, Doc Caloweb avait proposé aussi quelques avis personnels sur chanter le blues quand on n'est pas né au bord du Mississippi...
http://resistancechanson.hautetfort.com/archive/2012/03/2...
20:00 Publié dans Blog, Musique | Lien permanent | Norbert Gabriel | Commentaires (0) | Tags : blues, piaf, jehan, chanson, crolla, prévert, cri du coeur | | | Facebook | Imprimer | |